0,78 / In progress
Artistes photographiés :
Dominique DE BEIR, Sabine WEISS, Tania MOURAUD, Brankica ZILOVIC, BARDULA, Catherine LARRé, élissa MARCHAL, Florence COSNEFROY, Laure TIXIER, Françoise PETROVITCH, Gabrielle WAMBAUGH, Lucy ORTA, Jeanne SUSPLUGAS, Ann GRIM, Mâkhi XENAKIS, Charlotte CHARBONNEL, MISS TIC, Marilena PELOSI, Esmeralda DA COSTA, Laure VASCONI, Agnès PEZEU, Frédérique LUCIEN, Anne VIGNAL, Karole REYES, Julie GUILLAUME, Miwa NISHIMURA, Brigitte TARTIèRE, Catherine WEBB, Françoise TARTINVILLE, Bénédicte ESTRIPEAU, Christine ADAM, Cécilia ANDREWS, Catherine AZNAR, Nadya BERTAUX, Françoise NIAY, Delphine GRENIER, Corinne SCHREDER, Manuela ZERVUDACHI, Sun Mi KIM, Sophie NATHAN, Brigitte SILLARD, Cathy ASTOLFI, Eunhwa LEE, Cristina ELINESCO, Danièle LESCOT, Nobuko MURAKAMI, Chantal THERNISIEN, Marie THURMAN, Vanessa FANUELE, Sophie LANOë, Li Fang, Sara DANGUIS, Ingrid MONCHY, Claude LE GUAY, Valérie BELMOKHTAR, Hélène MOYNARD, Célèste BOLLACK, Christine HERZER, Marguerite LANTZ, Prisca LOBJOY, Anne JENKINS, Léa HABOURDIN, Agnès AUDRAS, Nathalie DUVILLIER, Sabine MASSENET, Sabine DE COURTILLES, Marie DENIS, Anne PAPALIA, Charlotte LELONG, Silvana REGGIARDO, Yu WANG, Marine VU, Caroline TRESCA, Marie-Claude LE FLOC’H, Mara TCHOUHADJIAN, Laetitia DISONE, Chrystel EGAL, Sandrine HATTATA, Joséphine FLASSEUR, Rebecca DOLINSKY, Hélène JOUSSE, Sophie FICHEFEUX, élodie NOUHEN, Marine CAILLé, Carmen MARISCAL, Floriane DE LASSéE, Mona OREN, Clémentine DE CHABANEIX, Elisabeth NDALA, Aymée DARBLAY, Roz DELACOUR, Marie RAMEAU, Stéphanie GUGLIELMETTI & un anonyme/anonymous*
* L’artiste homme est anonyme, car « Le plus souvent dans l’histoire, ‘anonyme’ était une femme. » Virginia Woolf
The male artist is anonymous since «For most of history Anonymous was a woman» Virginia Woolf.
Texte par Julien Verhaeghe
Critique et commissaire d’exposition
L’histoire des arts passés et contemporains ne fait pas de doute quant à la très faible représentation des artistes femmes. Les chiffres en attestent, et sont vertigineux. Jusqu’au début du XXème siècle, celles qui ont su marquer la postérité se comptent sur les doigts d’une seule main. Bien que l’accès des femmes aux Académies des Beaux-arts ait été accordé en 1897, les décennies suivantes ne donnent toutefois qu’un rôle de faire-valoir aux artistes femmes qui restent cantonnées à des genres mineurs. Il faut attendre le tournant des années 1970, et l’émergence des études de genre, pour que soit posée la célèbre question « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » par l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin, dans la revue Artnews. S’ensuivent alors quelques expositions phare, dont deux en particulier : Old Mistresses : Woman Artist of the Past, sous l’impulsion d’Elisabeth Broun et Ann Gabhart, en 1972 à Baltimore, puis, Women Artists, 1550-1950, présentée par Linda Nochlin, en collaboration avec Ann Sutherland, au LACMA en Californie. Plus proche de nous, en France, on garde le souvenir de l’exposition elle@pompidou, à Paris en 2009, ou celle, plus récente, à la Monnaie de Paris, Women House, en 2018. Si ces différents projets semblent dire la relative prise de conscience quant à la représentation des artistes femmes dans les arts d’aujourd’hui, les chiffres demeurent, là aussi, implacables. Entre 2012 et 2016, seules 15% d’artistes femmes sont programmées dans le cadre d’expositions monographiques, dans de grands lieux dédiés à l’art en France. Les Rencontres d’Arles de 2018 ont semé le trouble, avec 3 expositions féminines contre 12 expositions masculines. Enfin, la dernière édition de l’exposition Jeune Création, à Paris, emblématique du paysage émergent de l’art contemporain, n’expose que 7 femmes sur les 38 jeunes artistes sélectionnés. Ce qui surprend, donc, est l’ampleur du chemin qui reste à parcourir.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet 0,78 de Stéphanie Guglielmetti, où « 0,78 » se réfère à la proportion de peintures exécutées par des femmes sur la totalité des œuvres peintes que compte le Musée du Louvre, soit 42 sur 5387. Ce chiffre, spectaculaire, en possédant une réalité relativement énigmatique, sert de point d’ancrage méthodologique et conceptuel à Stéphanie Guglielmetti afin de questionner le regard qu’elle porte sur le monde de la création artistique d’aujourd’hui. À la fois mesure étalon, code hermétique et indice abstrait, il permet, somme toute, de signifier une forme d’incongruité sinon, d’interpeller quant à son insignifiance. 0,78 reste toutefois un projet qui s’élabore du point de vue de la photographie, lequel se décompose en trois étapes.
Il faut tout d’abord relever une première partie préparatoire, dense et de longue haleine, avec la réalisation de 100 portraits d’artistes, dont « 99,22 femmes et 0,78 homme ». Disséminées sur plus d’une année, les très nombreuses rencontres sont organisées au gré des aléas et des recommandations, une visite en entraînant bien d’autres. Les lieux sont parfois insolites, les échanges, souvent très nourris. On imagine sans peine la diversité des paysages humains, des personnalités et des regards chez ces femmes de tout âge, globalement réparties dans la région parisienne et aux trajectoires artistiques hétéroclites. Des artistes qui parfois ont très bien réussi ; d’autres qui se cherchent peut-être encore. Toutes cependant partagent des récits rares et uniques que le portrait photographique aspire à pérenniser. On se rend alors compte que l’entreprise de Stéphanie Guglielmetti possède une dimension humaniste – oserait-on dire existentielle ? – qui pose un défi à l’image photographique, dès le moment où cette dernière ne restitue qu’une parcelle de ce qui constitue la réalité d’une rencontre.
Ainsi, en second lieu, puisque ce qui importe sans doute est la partie manquante de ces portraits photographiques, eux qui figurent des traits éphémères, une trace ou une circonstance que la mémoire finit par estomper, le projet de Stéphanie Guglielmetti se focalise ensuite sur l’image-même et sur la dynamique de son évanescence. À cet effet, les photographies sont réalisées au moyen du mythique Polaroïd SX70, celui que d’illustres artistes utilisaient par le passé – uniquement des hommes – et dont les films ne sont désormais plus produits. Dans le cas présent, l’utilisation du Polaroïd par une femme et à propos de femmes intervient comme un pied-de-nez à une histoire des représentations par trop inégale. Elle agit en un sens sous la forme d’une réhabilitation qui, en soi, possède une réalité hypothétique et illusoire, de poétique peut-être, dès lors que la raréfaction des films Polaroïd limite cette entreprise dans le temps et les possibilités. Par ailleurs, du point de vue de la photographie, l’emploi du Polaroïd conforte une façon d’accorder de l’importance à la fugacité de la rencontre ; l’image un peu anémique qui en découle favorise une densité émotionnelle et mémorielle qui se double d’un sentiment de rareté, comme pour dire que toutes ces entrevues avec ces artistes femmes possèdent une dimension inhabituelle, presque accidentelle.
Une troisième étape consiste à décomposer les photographies par l’extraction de la fine membrane colorée de son enveloppe de papier. Il ne reste alors de la rencontre qu’une pellicule, fragile et translucide, la précarité d’une image se superposant ainsi à celle de la rencontre qui en devient physique et palpable. Au sens strict, l’image sort de son cadre, comme aime à le rappeler Stéphanie Guglielmetti, de manière à figurer la nécessité d’adopter un regard différent ou de se soustraire à une forme de conditionnement, qu’il soit physique, mental ou culturel. Reste alors à arranger et à organiser ces images dans un espace donné. Dans cette perspective, les dispositifs d’exposition utilisés par Stéphanie Guglielmetti affirment constamment une physionomie de l’ordre de l’éclatement et de la dispersion. Le visiteur est alors invité à se mouvoir au-devant de ces images, parfois à passer derrière elles ou à jouer des éclairages pour se défaire des ombres et des projections. Là aussi, l’image reflétée semble fuyante et insaisissable, presque spectrale, alors que ses petites dimensions appellent le visiteur à se rapprocher d’elle, puis à prendre la mesure de ce qui associe un portrait photographique à la personne réelle qu’il représente. La grande quantité de visages ainsi présentés pourrait laisser croire à une sorte d’amoindrissement de la valeur identitaire de chaque portraiturée, pourtant, nombre d’artistes sont reconnaissables, par leurs traits comme par le travail plastique auquel on les associe. Plutôt que de tendre à l’effacement, on se rend compte que ces artistes femmes forment une constellation d’individus à part entière dont les esthétiques, les évocations ou les échos résonnent avec un imaginaire de l’art d’aujourd’hui. Il se dessine ainsi une sorte de cartographie de portraits représentative d’un réseau d’artistes femmes, la présence et le caractère vivant, naturel de ces visages contribuant à lui donner des contours sensibles et humains, plutôt que de renvoyer à une vague abstraction. Nulle effacement donc, mais peut-être, tout de même, un anonyme, cet unique homme, égaré devant le surcroît de visages féminins, dont la présence correspond, comme en négatif, au 0,78% d’œuvres produites par des artistes femmes sur l’ensemble des pièces peintes au Musée du Louvre.
Le projet 0,78 de Stéphanie Guglielmetti connait donc plusieurs niveaux de lecture, avec une constante, toutefois, la mise en forme d’une certaine fragilité, celle de la rencontre et celle de l’image. Ce chiffre de 0,78 montre tout le travail qu’il reste à accomplir en matière de diffusion et de reconnaissance. Toutefois, dans cette approche, le rapport aux chiffres se révèle quelque peu trompeur, étant donné que c’est prioritairement ce qui échappe à la mesure, aux codifications et aux normes qui est mis en lumière. En effet, si les artistes femmes sont extrêmement peu représentées dans le paysage artistique passé et contemporain, les chiffres donnant certes une idée du caractère révoltant de la situation, la meilleure chose à faire, dans une démarche d’engagement et de contestation, reste l’attention que l’on adresse à l’humain et à ses infimes composantes. C’est pourquoi le travail de Stéphanie Guglielmetti aspire moins à bousculer les codes qu’à partir à la rencontre de ses semblables, tenant compte de la diversité des hommes et des femmes, et de la volatilité de chaque entrevue. De même, l’aspiration profonde d’une telle approche repose sans doute sur une logique de la présentation et de la diffusion, étant donné que tout amateur d’art se familiarise volontiers avec des noms, des œuvres ou des trajectoires, mais qu’il arrive assez rarement, somme toute, qui soit familier des visages réels de ces personnes. Tout compte fait, ce qu’accomplit Stéphanie Guglielmetti à propos de ces artistes femmes consiste à leur donner un visage, c’est-à-dire une chose que seule la photographie est capable de mettre en œuvre.